STALINISME
CONTRE SOCIALISME
La tâche historique du prolétariat ne peut pas être la transformation de la propriété individuelle en propriété d'État. La seule disparition de la bourgeoisie en tant que classe propriétaire des instruments de production n'offre en soi aucun gage de l'orientation de l'économie vers le socialisme et la désaliénation de l'humanité : "Abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques" (K. Marx). En effet, la révolution sociale doit accomplir la socialisation des moyens de production et l'abolition du salariat. Ce ne sont pas deux démarches différentes ou successives, mais deux aspects d'une même transformation. C'est la propriété en tant que moyen de soumettre l'homme au travail salarié qui doit disparaître avant que l'on puisse parler de socialisme. Celui-ci doit être l'organisation de la production par et pour les producteurs. Ou bien les instruments de travail reviendront à l'ensemble de la société, ou bien l'État propriétaire, loin de dépérir et de disparaître, ne fera qu'accroître l'écart existant entre la forme capitaliste de l'économie et la nécessité du communisme, tout en développant monstrueusement ses caractéristiques dictatoriales.
À cet égard, pour le prolétariat mondial, la
Révolution russe constitue un avertissement décisif, et la contre-révolution
qui l'a supplantée, la plus cruelle leçon : la dégénérescence de la révolution
a été facilitée en 1917 par l'étatisation des moyens de production qu'une
révolution ouvrière doit socialiser. Seule l'extinction de l'État telle que
l'envisageait le marxisme aurait permis de transformer en socialisation
l'expropriation de la bourgeoisie. Or, l'étatisation s'est avérée l'étrier de
la contre-révolution.
Cette erreur des Bolcheviques s'explique surtout par
les caractéristiques de la Révolution d'Octobre elle-même; cette dernière ne
fut pas, contrairement à une opinion erronée, une révolution socialiste mais
une révolution permanente, d'après les conceptions exposées par Trotski dans
les livres "1905" et "La Révolution Permanente" et par
Lénine dans les "Thèses d'Avril" : prise du pouvoir politique par le
prolétariat, anéantissement de la société tsariste semi-féodale, voire tribale,
mise en pratique par le prolétariat des mesures de la révolution bourgeoise non
réalisée et jonction sans solution de continuité avec les mesures socialistes.
En outre, le triomphe de la révolution sociale dans d'autres pays européens
jouissant d'un plus grand développement économique et culturel était considéré
comme indispensable pour que la révolution permanente russe puisse accéder avec
succès à l'étape de transition vers le communisme. De fait, les Bolcheviques
tentèrent de dépasser leur programme initial en introduisant dans la
distribution des produits et par conséquent, dans la production, des rapports
non-capitalistes : ce fut le "communisme de guerre", le mot guerre
faisant allusion à l'exiguïté des ressources plus encore qu'à la guerre civile.
Trotski lui-même a dit, dans son livre "D'Octobre rouge à mon
bannissement", que le communisme de guerre visait des buts économiques
plus vastes que ceux des exigences militaires face à la réaction. L'échec de
cette tentative, dû à la chute verticale de la production (au-dessous de 3 % de
celle de 1913) provoqua le retour au système mercantile qui reçut le nom de
Nouvelle Politique Économique (N.E.P.).
L'état d'esprit des paysans convertis en propriétaires
par la révolution fut, dans une certaine mesure, responsable de cet
effondrement de la production, auquel contribua aussi la guerre civile; mais la
cause principale résidait dans la mentalité bourgeoise des couches sociales
moyennes, dont les fonctions étaient indispensables à l'activité productrice :
petite bourgeoisie, techniciens, bureaucrates installés dans les syndicats, les
organismes administratifs de tout ordre, les soviets et jusque dans le parti
bolchevik. En lâchant légalement la bride au commerce capitaliste, la N.E.P.
scella définitivement l'alliance des anciennes couches bourgeoises, qui avaient
saboté la révolution, avec les bureaucrates et les ex-révolutionnaires qui la
regardaient comme un mât de cocagne. De leur fusion dans l'État devait naître
la caste dominatrice qui s'intitule elle-même gaillardement
"l'intelligentsia".
Lénine qui ne pouvait avoir qu'une notion partielle de
la menace bureaucratique, définissait cependant l'État, encore soviétique,
comme un "État bourgeois sans bourgeoisie". Dans son esprit, la
N.E.P. et le capitalisme d'État qu'elle établirait n'était qu'un pis-aller
momentané et un pas en arrière, en attendant la reprise du processus de
révolution mondiale. La seule garantie d'une future socialisation de l'économie
demeurait la conservation du pouvoir effectif par les soviets (Note5). En fait, ce projet d'un capitalisme d'État
politiquement dominé par le prolétariat était irréalisable même sans considérer
autre chose que les rapports de force dans la société post-révolutionnaire. La
"tendance de la petite bourgeoisie à transformer les délégués aux soviets
en parlementaires ou en bureaucrates" dénoncée par Lénine en 1918 (Note6), s'était dès lors très largement affirmée. À tous les
échelons administratifs et politiques les révolutionnaires et le prolétariat
étaient débordés par les anciennes couches sociales intermédiaires et la
nouvelle bureaucratie. L'État défini par Lénine n'allait pas resté longtemps
"sans bourgeoisie" : une puissante caste bureaucratique était en
train de se constituer qui allait organiser d'emblée, et à son profit, le
capitalisme d'État et la contre-révolution.
La N.E.P. marque le point d'arrêt de la révolution
permanente qui n'a donc jamais dépassé, malgré la tentative du "communisme
de guerre", le stade de l'exercice du pouvoir politique par le prolétariat
et du contrôle ouvrier de la production, mesure démocratico-bourgeoise qui, d'après la conception bolchevique, devait préluder à la gestion
ouvrière de la production et de la consommation, caractéristique de la
révolution sociale. Au lieu de la progression révolutionnaire sans solution de
continuité, commença une rétrogression thermidorienne, qui supprima l'une après
l'autre les conquêtes ouvrières, jusqu'à l'apparence même des soviets, et
culmina dans la contre-révolution.
Le terrain d'accointances et d'alliance entre les
couches bourgeoises de la population et la nouvelle bureaucratie assise dans
les organismes d'origine révolutionnaire, fut la liberté capitaliste du
commerce : assemblage d'individus autant que d'intérêts. Cette mixture
détentrice du pouvoir et des richesses, allait en user et en abuser à sa guise.
Telle fut l'origine du stalinisme; il mit à profit la grande pénurie de vivres
qui rendait difficile l'activité politique du prolétariat et des
révolutionnaires. Il prit aussi prétexte de la défaite de plusieurs tentatives
insurrectionnelles en Europe, alors qu'en réalité elle lui convenait. Ce qui
attisa et structura son énorme travail contre-révolutionnaire en Russie et dans
le monde - travail encore inachevé - ce fut conjointement l'étatisation de la
propriété et le parti unique, sans fractions internes, "monolithique"
d'après la nouvelle terminologie réactionnaire. De la liberté mercantile, le
stalinisme passa à la centralisation du commerce et des investissements de
capitaux qui constitue toujours la base de ses plans économiques.
La conception révolutionnaire de la planification de
l'économie a pour point de départ la disparition du travail salarié, à la fois
condition et preuve de la suppression du capital. Les projets de production et
d'industrialisation doivent s'inspirer uniquement des besoins sociaux de consommation
et, en premier lieu, élever le niveau de vie des classes exploitées sous le
capitalisme, à commencer par les couches les plus pauvres. Seulement dans ce
cas, le travail non payé qui constitue la plus-value, reviendra à la société
tout entière : l'exploitation disparaîtra et l'on atteindra le communisme et la
désaliénation de l'Homme.
La classe ouvrière elle-même doit décider, par des
comités démocratiquement désignés à ce seul effet, quelle quantité de travail
social doit être affectée à de nouveaux instruments de production (ce qui
aujourd'hui constitue le capital constant) et quelle autre à l'élargissement
immédiat de la consommation (ce qui aujourd'hui constitue le capital variable,
le rationnement par le salaire). La planification socialiste est un
renversement complet du fonctionnement de l'économie. Les hommes qui, à
présent, dans le bloc américain aussi bien que dans le bloc russe, sont soumis
à la production de capital constant sous forme de machines, doivent mettre
celles-ci, entièrement à leur service et ne rien produire qui lui soit
étranger. Et si par hasard des comités ouvriers légitimement élus mettaient
l'industrialisation au-dessus des exigences quotidiennes de leur propre classe,
ils ne feraient qu'administrer le capitalisme et perpétuer l'exploitation.
Les plans de la production russe - comme ceux de tous
ses imitateurs - sont à l'opposé de la conception révolutionnaire de la
planification. Ils sont inspirés d'une accumulation du capital dont le modèle
est l'analyse de la société capitaliste faite par Karl Marx, et déterminés en
détail d'après le taux de productivité le plus haut possible pour chaque
catégorie et la rémunération le plus bas possible de la main-d'œuvre. La
surexploitation qui en résulte serait impossible sans la centralisation totale
des capitaux dans l'État, patron exclusif, législateur du prix de la
main-d'œuvre, de la marchandise "homme", celle-ci ne disposant même
plus de la liberté de marchander sa propre vente au capital. Voilà comment et
pourquoi l'expropriation de la bourgeoisie en 1917, au lieu d'ouvrir la route
au socialisme, a cédé la place à la forme la plus brutale de l'exploitation de
l'homme par l'homme : le capitalisme d'État.
Pour organiser son capitalisme d'État, la contre-
révolution stalinienne mit à profit la misère matérielle et mentale de la
vieille Russie, aggravée par huit années d'opérations militaires. Malgré tout,
politiquement elle a dû exterminer, et de la manière la plus abjecte qu'on
puisse imaginer, toute une génération révolutionnaire, avant d'affermir
solidement sa domination. Les grands procès de Moscou, en 1936-1938 et le
massacre ou la déportation en Sibérie de tous ceux qui restaient fidèles à
l'Octobre rouge, n'ont pas d'équivalent dans les annales des
contre-révolutions, pas même dans les dictatures hitlériennes ou franquistes.
Ils révèlent une conscience réactionnaire et une férocité qui constituent un
des plus redoutables dangers pour le prolétariat international. Depuis lors,
sinon avant, le pouvoir russe - mis à part sa concurrence impérialiste avec les
puissances occidentales, et complémentairement à celles-ci - a eu pour objectif
fondamental d'éviter toute révolution sociale dans le monde, ou de l'écraser
par l'intermédiaire de ses partis nationaux en imposant le capitalisme d'État
sous la désignation de socialisme. Les preuves à l'appui surabondent, depuis la
Révolution espagnole jusqu'au triomphe de Mao Tsé-toung et à l'entrée des tanks
russes dans Budapest révoltée, sans négliger la rapide cristallisation
réactionnaire du pouvoir castriste.
En somme, la contre-révolution stalinienne constitue
l'événement négatif le plus grave de notre siècle. Grâce à elle et à l'action
de ses partis vassaux, le prolétariat a subi défaite sur défaite et se trouve
dans le désarroi le plus complet, à la merci de toute force qui s'abattra sur
lui. Ceux qui prêtent appui à cette contre-révolution, quelque raison qu'ils
invoquent, représentent l'ennemi de classe ; ceux qui la considèrent seulement
comme une distorsion politique des objectifs révolutionnaires jouent par
rapport à elle le rôle de l'ancien réformisme par rapport au capitalisme en
expansion. Par conséquent, pour la création d'une organisation ouvrière de la
révolution mondiale, il est nécessaire d'exiger de tous les groupes et
individus une rupture préalable avec le stalinisme, sur les bases que voici :
a) Façonnée par la contre-révolution stalinienne,
l'économie russe est un capitalisme d'État, impérialiste au même titre que
l'économie rivale américaine;
b) Ce capitalisme ne peut être orienté dans un sens
prolétarien par aucune mesure, ni même par aucune révolution qui serait
exclusivement politique, mais peut seulement être aboli par une révolution
sociale inaugurée par la destruction de toutes les institutions actuelles, y
compris le parti dictateur et la propriété d'État;
c) Nulle part le stalinisme ne peut être envisagé
comme un mouvement ouvrier opportuniste ou réformiste, mais comme
nécessairement contre- révolutionnaire : il porte en lui le capitalisme d'État
et la destruction des libertés ouvrières indispensables à l'organisation du
socialisme;
d) Sa politique d' "union nationale" dévoile
sa véritable nature. Socialement identique à celle de l'ancienne bourgeoisie
mais politiquement plus perfide, elle postule pour le stalinisme la direction
suprême, économique et politique, du capital dans chaque pays. La déclaration
de Moscou dite des 81 partis, ne le dissimule qu'à peine.
En conséquence, les révolutionnaires voient dans le
stalinisme un ennemi de classe et considèrent toute collusion ou alliance avec
lui comme un abandon de la cause prolétarienne, sinon comme une trahison.
La "déstalinisation" de Khrouchtchev,
complice de Staline dans l'assassinat des bolcheviques de 1917, vise dans le
meilleur des cas à consolider le stalinisme en le perfectionnant comme système.
La légalité "soviétique" dont parlent les continuateurs de Staline
est celle de sa bureaucratie capitaliste. Le prolétariat n'a que faire d'une
telle légalité, sinon la démanteler et entreprendre la création de la sienne
propre. Même la liberté de parole, d'organisation, de presse, etc... - non plus
que la réhabilitation de Trotski et autres révolutionnaires exécutés - que la
bureaucratie pourrait se voir obligée d'accorder, ne changeraient en rien le
capitalisme d'État, oeuvre essentielle de la contre-révolution stalinienne.
Enfin, une entente politique existe, tantôt tacite,
tantôt explicite, entre le capitalisme occidental et la contre-révolution
stalinienne, depuis les premiers symptômes de celle-ci. Les services qu'ils se sont
rendus mutuellement sont innombrables. Le capitalisme occidental doit sa
longévité et sa prospérité à la contre-révolution stalinienne, et cette
dernière lui doit sa consolidation et son extension (Note7).
Depuis les accords de Potsdam, Washington et Moscou se reconnaissent
mutuellement comme chefs de l'ordre mondial, malgré leur rivalité pour la
domination. L'idée du retour du prolétariat au pouvoir en Russie, terrifie le
capitalisme américain, mais la caste directrice russe n'est pas moins terrifiée
par la perspective, malheureusement plus improbable dans l'immédiat, de la
révolution sociale aux États-Unis.
(5) Voir Lénine, Le capitalisme
d'État et l'impôt en espèces.
(6) Dans son discours devant le Congrès pan-russe des Conseils de l'économie, tenu à Moscou en mai 1918.
(6) Dans son discours devant le Congrès pan-russe des Conseils de l'économie, tenu à Moscou en mai 1918.
A la première Conférence Internationale de Genève où
assistait une délégation de Moscou, alors que le Thermidor stalinien se
profilait déjà, le représentant anglais, Chamberlain, le futur homme de Munich,
s'écriait : "La Grande-Bretagne ne traitera pas avec l'Union Soviétique
aussi longtemps que Trotski ne sera pas fusillé."
L'expulsion de Trotski du C.C. et du Parti russe,
ainsi que plus tard sa déportation à Alma Ata furent applaudies par la presse
bourgeoise et les chancelleries occidentales comme un signe certain de la
victoire de la fraction réactionnaire sur la fraction révolutionnaire.
L'avocat de Sa Majesté, Pit, cautionna publiquement
les falsifications judiciaires de Moscou en 1936-38, tandis que, peu après, le
milliardaire Eric A. Johnston (à l'époque président de la Chambre de Commerce
américaine), se félicitait de l'extermination des hommes de 1917. Vers les
mêmes années, Laval obtenait de Staline une pleine subordination patriotique
des partis staliniens occidentaux. Le mot d'ordre du Parti français fut :
"La police avec nous".
En 1937-38, les capitales impérialistes regardaient
avec soulagement et encourageaient la répression de la révolution espagnole par
le gouvernement Negrin, que les hommes de Staline dominaient et inspiraient
directement.
En 1944, le prolétariat grec, soulevé et presque
vainqueur, fut brutalement réprimé par une coalition des staliniens, des
cléricaux et des troupes anglaises. Churchill, après conférence personnelle sur
la répression avec le parti "communiste" grec, se vantait à la
Chambre des Communes d'avoir écrasé "la véritable révolution communiste,
celle qui est redoutée aussi à Moscou".
Enfin, les tanks russes n'auraient pas pu mitrailler
le prolétariat de Budapest en 1956, sans la passive complicité des
impérialismes occidentaux. Pour ceux-ci comme pour la Russie, l'affirmation de
la puissance rivale est toujours préférable au triomphe d'une révolution qui
mettrait en mouvement les masses du monde entier.
Une liste complète de faits semblables, toujours
cachés ou falsifiés par les propagandes des deux blocs, remplirait un fort gros
volume.
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