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III. STALINISME CONTRE SOCIALISME

STALINISME CONTRE SOCIALISME

La tâche historique du prolétariat ne peut pas être la transformation de la propriété individuelle en propriété d'État. La seule disparition de la bourgeoisie en tant que classe propriétaire des instruments de production n'offre en soi aucun gage de l'orientation de l'économie vers le socialisme et la désaliénation de l'humanité : "Abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques" (K. Marx). En effet, la révolution sociale doit accomplir la socialisation des moyens de production et l'abolition du salariat. Ce ne sont pas deux démarches différentes ou successives, mais deux aspects d'une même transformation. C'est la propriété en tant que moyen de soumettre l'homme au travail salarié qui doit disparaître avant que l'on puisse parler de socialisme. Celui-ci doit être l'organisation de la production par et pour les producteurs. Ou bien les instruments de travail reviendront à l'ensemble de la société, ou bien l'État propriétaire, loin de dépérir et de disparaître, ne fera qu'accroître l'écart existant entre la forme capitaliste de l'économie et la nécessité du communisme, tout en développant monstrueusement ses caractéristiques dictatoriales.
À cet égard, pour le prolétariat mondial, la Révolution russe constitue un avertissement décisif, et la contre-révolution qui l'a supplantée, la plus cruelle leçon : la dégénérescence de la révolution a été facilitée en 1917 par l'étatisation des moyens de production qu'une révolution ouvrière doit socialiser. Seule l'extinction de l'État telle que l'envisageait le marxisme aurait permis de transformer en socialisation l'expropriation de la bourgeoisie. Or, l'étatisation s'est avérée l'étrier de la contre-révolution.
Cette erreur des Bolcheviques s'explique surtout par les caractéristiques de la Révolution d'Octobre elle-même; cette dernière ne fut pas, contrairement à une opinion erronée, une révolution socialiste mais une révolution permanente, d'après les conceptions exposées par Trotski dans les livres "1905" et "La Révolution Permanente" et par Lénine dans les "Thèses d'Avril" : prise du pouvoir politique par le prolétariat, anéantissement de la société tsariste semi-féodale, voire tribale, mise en pratique par le prolétariat des mesures de la révolution bourgeoise non réalisée et jonction sans solution de continuité avec les mesures socialistes. En outre, le triomphe de la révolution sociale dans d'autres pays européens jouissant d'un plus grand développement économique et culturel était considéré comme indispensable pour que la révolution permanente russe puisse accéder avec succès à l'étape de transition vers le communisme. De fait, les Bolcheviques tentèrent de dépasser leur programme initial en introduisant dans la distribution des produits et par conséquent, dans la production, des rapports non-capitalistes : ce fut le "communisme de guerre", le mot guerre faisant allusion à l'exiguïté des ressources plus encore qu'à la guerre civile. Trotski lui-même a dit, dans son livre "D'Octobre rouge à mon bannissement", que le communisme de guerre visait des buts économiques plus vastes que ceux des exigences militaires face à la réaction. L'échec de cette tentative, dû à la chute verticale de la production (au-dessous de 3 % de celle de 1913) provoqua le retour au système mercantile qui reçut le nom de Nouvelle Politique Économique (N.E.P.).
L'état d'esprit des paysans convertis en propriétaires par la révolution fut, dans une certaine mesure, responsable de cet effondrement de la production, auquel contribua aussi la guerre civile; mais la cause principale résidait dans la mentalité bourgeoise des couches sociales moyennes, dont les fonctions étaient indispensables à l'activité productrice : petite bourgeoisie, techniciens, bureaucrates installés dans les syndicats, les organismes administratifs de tout ordre, les soviets et jusque dans le parti bolchevik. En lâchant légalement la bride au commerce capitaliste, la N.E.P. scella définitivement l'alliance des anciennes couches bourgeoises, qui avaient saboté la révolution, avec les bureaucrates et les ex-révolutionnaires qui la regardaient comme un mât de cocagne. De leur fusion dans l'État devait naître la caste dominatrice qui s'intitule elle-même gaillardement "l'intelligentsia".
Lénine qui ne pouvait avoir qu'une notion partielle de la menace bureaucratique, définissait cependant l'État, encore soviétique, comme un "État bourgeois sans bourgeoisie". Dans son esprit, la N.E.P. et le capitalisme d'État qu'elle établirait n'était qu'un pis-aller momentané et un pas en arrière, en attendant la reprise du processus de révolution mondiale. La seule garantie d'une future socialisation de l'économie demeurait la conservation du pouvoir effectif par les soviets (Note5). En fait, ce projet d'un capitalisme d'État politiquement dominé par le prolétariat était irréalisable même sans considérer autre chose que les rapports de force dans la société post-révolutionnaire. La "tendance de la petite bourgeoisie à transformer les délégués aux soviets en parlementaires ou en bureaucrates" dénoncée par Lénine en 1918 (Note6), s'était dès lors très largement affirmée. À tous les échelons administratifs et politiques les révolutionnaires et le prolétariat étaient débordés par les anciennes couches sociales intermédiaires et la nouvelle bureaucratie. L'État défini par Lénine n'allait pas resté longtemps "sans bourgeoisie" : une puissante caste bureaucratique était en train de se constituer qui allait organiser d'emblée, et à son profit, le capitalisme d'État et la contre-révolution.
La N.E.P. marque le point d'arrêt de la révolution permanente qui n'a donc jamais dépassé, malgré la tentative du "communisme de guerre", le stade de l'exercice du pouvoir politique par le prolétariat et du contrôle ouvrier de la production, mesure démocratico-bourgeoise qui, d'après la conception bolchevique, devait préluder à la gestion ouvrière de la production et de la consommation, caractéristique de la révolution sociale. Au lieu de la progression révolutionnaire sans solution de continuité, commença une rétrogression thermidorienne, qui supprima l'une après l'autre les conquêtes ouvrières, jusqu'à l'apparence même des soviets, et culmina dans la contre-révolution.
Le terrain d'accointances et d'alliance entre les couches bourgeoises de la population et la nouvelle bureaucratie assise dans les organismes d'origine révolutionnaire, fut la liberté capitaliste du commerce : assemblage d'individus autant que d'intérêts. Cette mixture détentrice du pouvoir et des richesses, allait en user et en abuser à sa guise. Telle fut l'origine du stalinisme; il mit à profit la grande pénurie de vivres qui rendait difficile l'activité politique du prolétariat et des révolutionnaires. Il prit aussi prétexte de la défaite de plusieurs tentatives insurrectionnelles en Europe, alors qu'en réalité elle lui convenait. Ce qui attisa et structura son énorme travail contre-révolutionnaire en Russie et dans le monde - travail encore inachevé - ce fut conjointement l'étatisation de la propriété et le parti unique, sans fractions internes, "monolithique" d'après la nouvelle terminologie réactionnaire. De la liberté mercantile, le stalinisme passa à la centralisation du commerce et des investissements de capitaux qui constitue toujours la base de ses plans économiques.
La conception révolutionnaire de la planification de l'économie a pour point de départ la disparition du travail salarié, à la fois condition et preuve de la suppression du capital. Les projets de production et d'industrialisation doivent s'inspirer uniquement des besoins sociaux de consommation et, en premier lieu, élever le niveau de vie des classes exploitées sous le capitalisme, à commencer par les couches les plus pauvres. Seulement dans ce cas, le travail non payé qui constitue la plus-value, reviendra à la société tout entière : l'exploitation disparaîtra et l'on atteindra le communisme et la désaliénation de l'Homme.
La classe ouvrière elle-même doit décider, par des comités démocratiquement désignés à ce seul effet, quelle quantité de travail social doit être affectée à de nouveaux instruments de production (ce qui aujourd'hui constitue le capital constant) et quelle autre à l'élargissement immédiat de la consommation (ce qui aujourd'hui constitue le capital variable, le rationnement par le salaire). La planification socialiste est un renversement complet du fonctionnement de l'économie. Les hommes qui, à présent, dans le bloc américain aussi bien que dans le bloc russe, sont soumis à la production de capital constant sous forme de machines, doivent mettre celles-ci, entièrement à leur service et ne rien produire qui lui soit étranger. Et si par hasard des comités ouvriers légitimement élus mettaient l'industrialisation au-dessus des exigences quotidiennes de leur propre classe, ils ne feraient qu'administrer le capitalisme et perpétuer l'exploitation.
Les plans de la production russe - comme ceux de tous ses imitateurs - sont à l'opposé de la conception révolutionnaire de la planification. Ils sont inspirés d'une accumulation du capital dont le modèle est l'analyse de la société capitaliste faite par Karl Marx, et déterminés en détail d'après le taux de productivité le plus haut possible pour chaque catégorie et la rémunération le plus bas possible de la main-d'œuvre. La surexploitation qui en résulte serait impossible sans la centralisation totale des capitaux dans l'État, patron exclusif, législateur du prix de la main-d'œuvre, de la marchandise "homme", celle-ci ne disposant même plus de la liberté de marchander sa propre vente au capital. Voilà comment et pourquoi l'expropriation de la bourgeoisie en 1917, au lieu d'ouvrir la route au socialisme, a cédé la place à la forme la plus brutale de l'exploitation de l'homme par l'homme : le capitalisme d'État.
Pour organiser son capitalisme d'État, la contre- révolution stalinienne mit à profit la misère matérielle et mentale de la vieille Russie, aggravée par huit années d'opérations militaires. Malgré tout, politiquement elle a dû exterminer, et de la manière la plus abjecte qu'on puisse imaginer, toute une génération révolutionnaire, avant d'affermir solidement sa domination. Les grands procès de Moscou, en 1936-1938 et le massacre ou la déportation en Sibérie de tous ceux qui restaient fidèles à l'Octobre rouge, n'ont pas d'équivalent dans les annales des contre-révolutions, pas même dans les dictatures hitlériennes ou franquistes. Ils révèlent une conscience réactionnaire et une férocité qui constituent un des plus redoutables dangers pour le prolétariat international. Depuis lors, sinon avant, le pouvoir russe - mis à part sa concurrence impérialiste avec les puissances occidentales, et complémentairement à celles-ci - a eu pour objectif fondamental d'éviter toute révolution sociale dans le monde, ou de l'écraser par l'intermédiaire de ses partis nationaux en imposant le capitalisme d'État sous la désignation de socialisme. Les preuves à l'appui surabondent, depuis la Révolution espagnole jusqu'au triomphe de Mao Tsé-toung et à l'entrée des tanks russes dans Budapest révoltée, sans négliger la rapide cristallisation réactionnaire du pouvoir castriste.
En somme, la contre-révolution stalinienne constitue l'événement négatif le plus grave de notre siècle. Grâce à elle et à l'action de ses partis vassaux, le prolétariat a subi défaite sur défaite et se trouve dans le désarroi le plus complet, à la merci de toute force qui s'abattra sur lui. Ceux qui prêtent appui à cette contre-révolution, quelque raison qu'ils invoquent, représentent l'ennemi de classe ; ceux qui la considèrent seulement comme une distorsion politique des objectifs révolutionnaires jouent par rapport à elle le rôle de l'ancien réformisme par rapport au capitalisme en expansion. Par conséquent, pour la création d'une organisation ouvrière de la révolution mondiale, il est nécessaire d'exiger de tous les groupes et individus une rupture préalable avec le stalinisme, sur les bases que voici :
a) Façonnée par la contre-révolution stalinienne, l'économie russe est un capitalisme d'État, impérialiste au même titre que l'économie rivale américaine;
b) Ce capitalisme ne peut être orienté dans un sens prolétarien par aucune mesure, ni même par aucune révolution qui serait exclusivement politique, mais peut seulement être aboli par une révolution sociale inaugurée par la destruction de toutes les institutions actuelles, y compris le parti dictateur et la propriété d'État;
c) Nulle part le stalinisme ne peut être envisagé comme un mouvement ouvrier opportuniste ou réformiste, mais comme nécessairement contre- révolutionnaire : il porte en lui le capitalisme d'État et la destruction des libertés ouvrières indispensables à l'organisation du socialisme;
d) Sa politique d' "union nationale" dévoile sa véritable nature. Socialement identique à celle de l'ancienne bourgeoisie mais politiquement plus perfide, elle postule pour le stalinisme la direction suprême, économique et politique, du capital dans chaque pays. La déclaration de Moscou dite des 81 partis, ne le dissimule qu'à peine.
En conséquence, les révolutionnaires voient dans le stalinisme un ennemi de classe et considèrent toute collusion ou alliance avec lui comme un abandon de la cause prolétarienne, sinon comme une trahison.
La "déstalinisation" de Khrouchtchev, complice de Staline dans l'assassinat des bolcheviques de 1917, vise dans le meilleur des cas à consolider le stalinisme en le perfectionnant comme système. La légalité "soviétique" dont parlent les continuateurs de Staline est celle de sa bureaucratie capitaliste. Le prolétariat n'a que faire d'une telle légalité, sinon la démanteler et entreprendre la création de la sienne propre. Même la liberté de parole, d'organisation, de presse, etc... - non plus que la réhabilitation de Trotski et autres révolutionnaires exécutés - que la bureaucratie pourrait se voir obligée d'accorder, ne changeraient en rien le capitalisme d'État, oeuvre essentielle de la contre-révolution stalinienne.
Enfin, une entente politique existe, tantôt tacite, tantôt explicite, entre le capitalisme occidental et la contre-révolution stalinienne, depuis les premiers symptômes de celle-ci. Les services qu'ils se sont rendus mutuellement sont innombrables. Le capitalisme occidental doit sa longévité et sa prospérité à la contre-révolution stalinienne, et cette dernière lui doit sa consolidation et son extension (Note7). Depuis les accords de Potsdam, Washington et Moscou se reconnaissent mutuellement comme chefs de l'ordre mondial, malgré leur rivalité pour la domination. L'idée du retour du prolétariat au pouvoir en Russie, terrifie le capitalisme américain, mais la caste directrice russe n'est pas moins terrifiée par la perspective, malheureusement plus improbable dans l'immédiat, de la révolution sociale aux États-Unis.


(5) Voir Lénine, Le capitalisme d'État et l'impôt en espèces.
(6) Dans son discours devant le Congrès pan-russe des Conseils de l'économie, tenu à Moscou en mai 1918.
(7) Quelques exemples remarquables entre mille :
A la première Conférence Internationale de Genève où assistait une délégation de Moscou, alors que le Thermidor stalinien se profilait déjà, le représentant anglais, Chamberlain, le futur homme de Munich, s'écriait : "La Grande-Bretagne ne traitera pas avec l'Union Soviétique aussi longtemps que Trotski ne sera pas fusillé."
L'expulsion de Trotski du C.C. et du Parti russe, ainsi que plus tard sa déportation à Alma Ata furent applaudies par la presse bourgeoise et les chancelleries occidentales comme un signe certain de la victoire de la fraction réactionnaire sur la fraction révolutionnaire.
L'avocat de Sa Majesté, Pit, cautionna publiquement les falsifications judiciaires de Moscou en 1936-38, tandis que, peu après, le milliardaire Eric A. Johnston (à l'époque président de la Chambre de Commerce américaine), se félicitait de l'extermination des hommes de 1917. Vers les mêmes années, Laval obtenait de Staline une pleine subordination patriotique des partis staliniens occidentaux. Le mot d'ordre du Parti français fut : "La police avec nous".
En 1937-38, les capitales impérialistes regardaient avec soulagement et encourageaient la répression de la révolution espagnole par le gouvernement Negrin, que les hommes de Staline dominaient et inspiraient directement.
En 1944, le prolétariat grec, soulevé et presque vainqueur, fut brutalement réprimé par une coalition des staliniens, des cléricaux et des troupes anglaises. Churchill, après conférence personnelle sur la répression avec le parti "communiste" grec, se vantait à la Chambre des Communes d'avoir écrasé "la véritable révolution communiste, celle qui est redoutée aussi à Moscou".
Enfin, les tanks russes n'auraient pas pu mitrailler le prolétariat de Budapest en 1956, sans la passive complicité des impérialismes occidentaux. Pour ceux-ci comme pour la Russie, l'affirmation de la puissance rivale est toujours préférable au triomphe d'une révolution qui mettrait en mouvement les masses du monde entier.
Une liste complète de faits semblables, toujours cachés ou falsifiés par les propagandes des deux blocs, remplirait un fort gros volume.


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