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IV. IMPÉRIALISME ET INDÉPENDANCE NATIONALE

IV. IMPÉRIALISME ET INDÉPENDANCE NATIONALE
La relation impérialisme-colonies constitue la trame toujours plus serrée du mercantilisme mondial, et elle est aussi insurmontable pour lui que la relation fondamentale : capital-exploitation du travail salarié- capital accru. L'une et l'autre ne se modifient depuis un certain temps que par leur propre exacerbation, en rendant la dissociation entre l'ensemble du système mondial et les nécessités humaines de plus en plus déchirante.
Depuis la fin de la dernière guerre, maintes colonies se sont vues octroyer l'indépendance, dans d'autres pays des guerres locales ont été déclenchées pour l'obtenir, de tous côtés on parle de "décolonisation", "industrialisation des pays sous-développés", "révolution nationale" et autres ritournelles. En même temps, la Russie s'est emparée de neuf pays en Europe (Note 9), de la moitié de la Corée et du Vietnam en Asie, où la vaste Chine a eu sa souveraineté nationale plus restreinte qu'au temps des "concessions" étrangères ; par ailleurs, dans la majeure partie du monde la tutelle des États-Unis continue de s'appesantir jusque sur les nations les plus anciennes et les plus fortes. Il ne s'agit dans tous ces cas que d'un seul et même processus de réajustement de la planète aux forces impérialistes, telles qu'elles ont été remodelées à la suite de la guerre de 1939-1945.
Concédée par la puissance colonisatrice ou acquise par les armes, l'indépendance nationale n'implique nullement la rupture avec l'impérialisme, mais au contraire, fait apparaître celui-ci sous un jour plus clair, dans sa plus pure complexion d'emprise économique. En effet, nous sommes arrivés à un point où le travail et les connaissances de nombreuses générations se trouvent centralisées, après de multiples spoliations militaires et mercantiles, dans de gigantesques instruments de production que commandent principalement les États-Unis et la Russie. Ces instruments ayant un même caractère capitaliste dans les deux pays, la rotation de l'économie dans le monde entier se fait nécessairement autour de leurs centres respectifs. Inversé, cet argument a la valeur d'une démonstration : il suffit que la rotation économique d'un ou plusieurs pays ait pour axe un autre pays, pour prouver la nature capitaliste et de l'axe et du satellite. Car les pays ne peuvent, pas plus que les individus, se soustraire aux impératifs de l'accumulation du capital sans supprimer le capital.
Plus les découvertes techniques sont importantes et payantes (automation, cybernétique, énergie nucléaire à des fins utiles ou meurtrières, chimie industrielle et agricole, etc.) et plus accablant se fait le poids de la Russie et des États-Unis sur les pays du monde entier, amis ou adversaires, mais d'abord sur les amis. L'antagonisme militaire entre les deux blocs se juxtapose aux facteurs économiques et techniques pour affermir l'emprise de l'impérialisme et l'étendre jusque sur des territoires qui sembleraient oubliés sans cette intensive préparation à la guerre. En somme, par leur énorme volume comme par la haute spécialisation scientifique de leurs installations industrielles, les capitaux américains ou russes ne peuvent aider sérieusement une économie nationale sans la vassaliser. L'occupation militaire et administrative propre au régime colonial s'est avérée un signe de faiblesse économique de la part d'une métropole. De même qu'à l'échelle nationale, le capitalisme base sa domination sur le monopole des instruments de travail qui met à sa merci les classes laborieuses et transforme en commis les petits bourgeois, à l'échelle internationale son plein rôle impérialiste n'est atteint que par le drainage de la plus-value vers les capitaux les plus forts. Seulement il faut comprendre capitaux dans le sens le plus large de capacité industrielle et technique, mieux encore que dans l'acception purement financière. L'assujettissement des économies faibles aux économies fortes se fait ainsi par voie "naturelle", la coercition principale étant celle, inséparable du système, de l'accroissement du capital investi à chaque cycle de production.
L'asservissement des pays sous-développés restera toujours proportionnel à l'aide que les grandes puissances leur apporteront, sans que le retard économique des premiers par rapport aux seconds cesse de croître. Et l'indépendance nationale accélère ce mouvement par l'association volontaire des exploiteurs locaux qui, tout en mettant à profit les immondes duperies traditionnelles du patriotisme, deviennent les fourriers du grand capital impérialiste. La puissance de celui-ci à l'heure actuelle n'a guère à craindre, pas même de la nationalisation de ses propriétés par les pays "souverains". "L'expropriation des impérialistes" fait revenir à la fin leur dû aux impérialistes, par le jeu du commerce et des investissements dans toutes les branches de la production mondiale, tout en continuant à resserrer l'enchaînement des faibles aux forts. Il n'est pas impossible qu'un pays passe d'une férule impérialiste à l'autre, mais la loi d'airain de l'économie capitaliste ne peut être brisée que par la suppression de la marchandise, à commencer par son origine, le travail salarié, qui fait de l'homme, partout dans le monde, un être amoindri, en proie aux démagogues nationaux et internationaux.
Les événements ont confirmé la thèse de Rosa Luxembourg qui niait, à l'encontre de Lénine, la possibilité, sous le capitalisme, d'un "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". Et les arguments que Lukacs (Note 9) oppose à cette thèse sont entachés de réformisme dirigiste. Ceux de Lénine offrent surtout un caractère tactique très dépassé aujourd'hui. Dans la mesure où il a reçu force de loi ce droit a été, exclusivement, celui des exploiteurs autochtones à choisir leur propre impérialisme pour broyer les travailleurs à leur guise.
Évidemment, ce n'est plus l'heure de développer le capitalisme nulle part, mais celle de l'abattre partout. L'arborescence mondiale de l'appareil impérialiste moderne force à elle seule le prolétariat à envisager son action à l'échelle planétaire, et de la même manière dans les pays arriérés ou les colonies que dans les métropoles, sur le terrain de la révolution sociale et non sur celui de la nation capitaliste. L'action révolutionnaire doit se baser sur le droit des exploités à disposer d'eux-mêmes, à renverser le capitalisme et la nation et à s'engager dans une économie socialiste internationale.
La "révolution nationale", l'industrialisation des pays sous-développés, le rôle "progressif du tiers-monde", etc., autant de leurres réactionnaires. Ils ne peuvent rendre service qu'à chaque bloc impérialiste contre son adversaire. Sans la révolution sociale on ne peut aller que de l'orbite de Washington à celle de Moscou, ou inversement, comme le prouvent incontestablement les cas de Cuba sous Castro et de la Yougoslavie. Même une guerre comme celle de l'Algérie, à propos de laquelle toute la gauche française, incapable de prendre le parti de la révolution sociale en Algérie et en France, a pirouetté tant et plus au son de la musique jouée à Moscou, sinon au Caire, est l'œuvre de la guerre froide. Sans celle-ci, les bravaches du F.L.N. n'auraient jamais quitté leur rôle de pupilles de l'impérialisme français pour adopter celui de héros nationalistes. Installés au pouvoir, ils ne pourront, dans aucun cas, se comporter autrement que comme sociétaires en commandite du capital occidental ou oriental. Ils se substitueront aux pieds-noirs (Note 10).
Tous les délais sont arrivés à leur terme, tous les développements économiques et politiques du monde actuel à leur point de reflux. C'est ainsi qu'industrialisation et découvertes techniques ne peuvent plus trouver, sous la forme capitaliste, dans les colonies comme les métropoles, qu'une application très restreinte et réactionnaire, que la culture et la liberté reculent devant les propagandes abrutissantes et les exigences policières d'un système pourri ; que des organisations se disant encore communistes par une imposture odieuse, sont en réalité ultra-capitalistes et s'inspirent de la plus perfide conscience contre-révolutionnaire ; c'est ainsi que les masses des pays arriérés sont abusées au bénéfice de la préparation de la guerre, alors qu'elles pourraient être un facteur de première importance dans le renversement de l'impérialisme américano-russe.
Proclamons-le : toute lutte nationale est réactionnaire ; colonie ou métropole, Russie ou États-Unis, les exploités ne doivent avoir pour objectif immédiat et universel que le combat pour la prise du pouvoir, l'expropriation du capital privé ou d'État, la socialisation internationale de la production et de la consommation.


(8) Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Tchécoslovaquie, une partie de l'Allemagne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, sans compter la Yougoslavie ni l'Albanie.
(9) Dans Histoire et lutte de classe, à l'avant-dernier chapitre.
(10) Ce chapitre fut écrit avant l'indépendance de l'Algérie, au commencement de 1961. 


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