Article paru dans L'Arme de la critique N°1 - MAI 1985
Plus les années passent depuis plus la
révolution espagnole prend de l'importance. Elle fut plus profonde que la
révolution russe et plus ample par la participation humaine; elle éclaire des
comportements politiques jusque-là flous et projette dans le futur
d'importantes modifications tactiques et stratégiques. De sorte que, dans le
domaine de la pensée, seules de méprisables imitations de théorie peuvent être
élaborées, si on fait abstraction de la contribution de la révolution
espagnole, précisément dans les aspects où elle contraste, en la dépassant ou
en la niant, avec la contribution de la révolution russe.
La révolution balaya en Espagne les
structures de la société capitaliste dans le domaine économique, politique et
judiciaire, créant ou initiant des structures propres. Ce qui était donné par
la spontanéité du devenir historique s'est converti de potentiel en réel, dès
que, obstacles à sa manifestation, les corps de coercition furent dispersés.
Ainsi, la révolution se profila sans équivoque, dès le premier instant, comme
prolétarienne et socialiste. La révolution russe n'a pas détruit la structure
économique du capital, qui ne réside pas dans le bourgeois ou le monopole, mais
dans ce que Marx appelait la relation sociale capital-salariat ; après un
instant de vacillement, elle fut transformée de privée en étatique, et le
judiciaire et le politique réajustèrent ensuite autour d'elle et pour .elle,
ainsi que les corps répressifs, armée nationale ' comprise, jusqu'à ce que le
rapport capital-salariat acquière la virulence qui continue de le distinguer
aujourd'hui. Ce fut donc une révolution démocratique ou permanente, effectuée
par un pouvoir prolétarien, et morte en tant que telle avant d'arriver au stade
socialiste qui l'a suscitée et auquel elle aspirait. Par conséquent, elle ne
fut pas autre chose qu'une révolution politique. Et si eu cet aspect elle fut
plus profonde que la révolution espagnole, la persistance du sus-nommé rapport
social capitaliste a donné à la contre-révolution la facilité d'être politique
aussi, et bien cruelle, à proportion de la pression de la révolution mondiale.
Les deux caractéristiques ont été falsifiées à l'envie, à tel point que ces
mensonges exercent aujourd’hui une influence délétère.
Précisément quand la révolution
atteignait son sommet en Espagne, en 1936, la contre-révolution stalinienne
consolidait en Russie son pouvoir pour de longues années, avec l'extermination
de millions d'hommes. Par conséquent, son rameau espagnol eut délibérément, à
partir du 15 juillet, un comportement, de porte-drapeau de la
contre-révolution, caché au début puis ouvertement à partir de mai 1937, Avec
une totale préméditation et d'après les ordres stricts de Moscou, il s'est
lancé contre un prolétariat qui finissait d’achever le capitalisme. Ce fait,
attesté par des milliers de documents staliniens de l'époque, représente une
mutation réactionnaire définitive du stalinisme extérieur, en consonance avec
la mutation antérieure de sa matrice, le stalinisme russe.
Un réflexe conditionné des débris de
la IVe Internationale et d'autres qui la dédaignent, assigne au stalinisme
un rôle opportuniste et réformiste, de collaboration de classe, comparable à
celui de Kerensky ou Noske. Erreur grave, car le stalinisme a dirigé politiquement
la contre-révolution, l'a mise à exécution avec ses propres armes, ses propres
sbires et sa propre police en uniforme et secrète. Il s'est détaché
immédiatement comme le parti d'extrêmes-droite ([réactionnaire dans la zone rouge,
indispensable pour annihiler la révolution. De même qu'en Russie, et bien avant
l'Europe de l’Est, la Chine, le Vietnam, etc, le prétendu Parti Communiste a
agit comme propriétaire du capital, monopolisé par son Etat. Il est impossible d'imaginer
une politique plus définitivement anti-communiste.
Loin de collaborer avec les partis républicains bourgeois ou avec le parti
socialiste qui avait encore
une tournure réformatrice, ce furent ces derniers qui collaborèrent avec lui,
apparaissant à sa gauche comme
des démocrates traditionnels, les uns comme les autres étaient atones et
serviles, contemplant l'habileté antirévolutionnaire consommée d'un parti
qu'ils faisaient toujours reconnaître communiste. Mais ils laissaient faire car
avec toute leur habileté, ils fléchissaient devant la marée ouvrière.
Comme on l'a vu dans le dernier
chapitre de ce livre, le gouvernement Negrin-Staline fut loin d'avoir les
caractéristiques d'un de ces gouvernements de gauche démocratico-bourgeois,
vacillants entre une révolution à laquelle ils s'opposent et une contre- révolution
qu'ils craignent et qui succombent face à la poussée de l'une ou de l'autre. Ce
fut un gouvernement très fort, dictatorial;- et le premier hors des frontières
russes, du nouveau type de contre-révolution capitaliste d'Etat caractéristique
du stalinisme. Cette particularité dès avant le Front populaire, fut mise en
évidence pour la première fois en Espagne, et a acquis depuis un caractère définitif. Tous les cas postérieurs le
confirment de l'Allemagne de l'Est et la Yougoslavie, jusqu'au Vietnam et la
Corée. Quel que soit le lieu où ce pseudo-communisme accapare le pouvoir, le prolétariat
est ligoté, écrasé s'il résista, le capital et
tous les pouvoirs se fondent dans l'Etat, et la possibilité même de l'évolution sociale disparaît pour un temps
indéfini. Et ce n'est pas le visage hominidé –et non pas humain- maquillage créent
des Carillo, Berlinguer, Marchais et autres, qui va changer ses intérêts
fondamentaux, émanant de et coïncidant avec la loi de concentration des
capitaux.
Un changement secondaire, mais important
aussi et non moins définitif, s'est opéré dans les partis socialistes avec la
révolution espagnole. Ils ont cessé de se comporter comme des partis ouvriers
réformistes, pour s’intégrer sans réserve à la politique bourgeoise ... ou à
celle du capitalisme d'Etat à la Russe, selon la pression dominante. Ils
continuent à parler de réformes, mais il s’agît de celles qui conviennent le
mieux à la survie du système capitaliste, et non de celles que l'authentique
réformisme croyait pouvoir lui imposer, législativement, pour arriver évolutivement
à la société sans classes en s’économisant la révolution . Le réformisme a donc été réformé par le capital.
Léon
Blum l'a avalisé en reconnaissant qu'a l'avenir, lui et les siens ne pourraient
être que “ de bons gestionnaires des affaires de la bourgeoisie".
L'extraordinaire mouvement de la révolution de 1936, en agglutinant la
convergence réactionnaire de l'Orient et de l'Occident, précipita aussi ce
résultat, qui menaçait depuis 1914.
Quant à la tactique, la révolution
espagnole infirme ou dépasse de loin celle de la révolution russe. Ainsi, la
revendication d'un gouvernement sans bourgeois, dans le cadre de 1' Etat
existant, si utile en Russie pour faire enlever le pouvoir aux soviets, n'avait
pas de sens en Espagne et aurait eu un effet nul. Il en est de même pour le
front unique des révolutionnaires avec les organisations situées immédiatement
à leur droite. Lee bolchéviques le pratiquèrent, même avec Kerensky à des
moments précis, toujours positivement. Mimer cette tactique en Espagne revenait
à 6e jeter dans la gueule du loup et à contribuer à la défaite de la
révolution. Ceux qui l'ont fait nous en ont laissé la plus tragique et
irréfutable des preuves. C'est que, dès le début la menace la plus mortelle
pour la cause révolutionnaire et pour la vie-même de ses défenseurs, provenait
du parti stalinien ; les autres ne furent que des collaborateurs de second
plan.
Le mot d'ordre "contrôle ouvrier
de la production", encore en vogue parmi les gauchistes attardés, s'avéra
très dépassé par les faits révolutionnaires, eux-mêmes principale source de conscience.
Sans transition les travailleurs exercèrent la gestion de l'économie à travers
les collectivités, bien que leur coordination générale fût obstruée et
empêchée, par un Etat capitaliste se reconstituait dans l'ombre avec la
participation de la CNT et de l'UGT. Au terme de cette reconstitution, la
classe ouvrière fut expropriée et le pacte CNT-UGT qui en résulta fit des deux
centrales les piliers d'un capitalisme d'Etat. Mais avant d'y arriver, le
contrôle ouvrier de la production (de fait étatico-syndical) fut une manœuvre
indispensable pour arracher progressivement la gestion aux travailleurs.
C'est un service identiquement rétrograde qu'aurait rendu ce qu’aujourd’hui on
appelle autogestion simple variante du premier en fait. Ce qui
apparut de façon plus convaincante encore que dans d’autres
pays, c’est l'impossibilité pour le prolétariat de contrôler
l'économie capitaliste sans y être pris comme un rat dans un piège. Si la
gestion est le pilier du socialisme, le contrôle (ou l'autogestion) est le
dernier recours du capital en danger ou sa première reconquête dans des
circonstances comme celles de l'Espagne de 1936.
La répartition des latifundios en
petits lots n'a également servi que comme expédiant rétrograde, mesure aussi
anachronique de nos jours que le serait la division des grandes industries en
de multiples petites fabriques. D'autre part, organiser des Kolkhozes ou leur
équivalent chinois, "communes agraires", c'est imposer une prolétarisation
de la campagne correspondant au capitalisme d'Etat. Ces deux solutions furent
dédaignées, également en faveur des collectivités agraires, qui comme celles
des industries, réclamaient la suppression du travail salarié et de la
production de marchandises, ce que de fait elles entamèrent.
En résumé, de nombreux points de
référence qui avaient déterminé la tactique du mouvement révolutionnaire depuis
1917» et même depuis la Commune de Paris, furent dépassés et mis au rencart par
la poussée grandiose du prolétariat en 1536. Le dépassement n’exclue pas, bien
entendu, la tactique-même suivie ou proposée en Espagne pendant les années
antérieures. Donc, il faut souligner que ce qui est préconisé dans la première
partie de ce livre par rapport à la vieille tactique, fut également annulé par
la phase chancelante initiée en 1936» Cela n'en perd pas pour autant sa valeur historique
et critique, mais le réutiliser serait pure ineptie conservatrice.
Outre l'aspect tactique, toujours
contingent, la révolution en Espagne a mis en évidence des facteurs stratégie
que les nouveaux, transcendantaux, appelés à produire des actions de grande
envergure et de grande portée. En effet, en deux ans, les syndicats furent
reconnus comme co-propriétaires du capital, devenant par là même acheteurs de
la force de travail ouvrière. L'enchaînement de l'achat d'avec la vente de
cette même force à un capital non encore étatisé, fut définitivement établi.
Projection stratégique : pour être en condition de supprimer le capital, les
exploités devront détruire les syndicats.
Ce qui concerne la prise du pouvoir
politique par les travailleurs est non moins important. Celle-ci était sujette
par la théorie et par l’expérience russe de 1917 à la création préalable de
nouveaux organismes, là-bas les soviets. La révolution espagnole la libère
d'une telle servitude. Les organes ouvriers de pouvoir, les comité-
gouvernements, surgirent, non comme condition de l'annihilation de l'Etat capitaliste,
mais comme sa conséquence immédiate. Le résultat de la bataille du 19 juillet,
irréfutable comme aucune définition théorique ne l'est, posa dans l'histoire
cette nouvelle possibilité stratégique.
Comment et pourquoi les innombrables
comité-gouvernements ne réussirent-ils pas à réunir en une entité suprême est
dit dans ce livre à l'endroit qui y correspond. la portée mondiale d'une telle
action d'éclat n'en diminue pas pour autant.
L'apport stratégique du prolétariat
espagnol à la révolution en général, sans limites de frontières ou de
continents, est décisif dans le domaine économique. Voici quel est-il, brièvement
: pour aussi ouvrières que soient ses structures de la base au sommet, l'Etat
les détruit s'il devient propriétaire des instruments de production. Ce qu'il
organise dans ce cas, c'est le monopole totalitaire du capital et d'aucune
façon le socialisme. Ceci corrobore et explique ce qui est advenu en Russie
après la prise du pouvoir par les soviets.
Ce monopole est synthétisé par la nationalisation
de l'économie qui trompe tant parce qu'elle exproprie la bourgeoisie et les
trusts. Ce n'est pas l' expropriation du capital que produit une telle mesure,
mais un réajustement, de ce dernier, accomplissement parfait de la loi de
concentration des capitaux inhérente au système. Qu'elle soit atteinte par
évolution ou par convulsion, et même par la lutte armée, ne change rien au
résultat. Nous pouvons affirmer sans erreur possible, que là où le prolétariat
s'appropriera l'économie ou sera en train de la faire, tous les faussaires postuleront
la nationalisation, comme cela s'est passé en Espagne. Et les tendances qui ferment
les yeux devant un témoignage historique aussi clair se condamnent à être à la traîne d'odieux régimes capitalistes (Russie, Chine, etc) ou bien à devenir elles-mêmes
exploiteuses si par hasard le pouvoir leur tombait entre les mains.
Une généralisation théorique importante
se déduit de ces expériences sociales aussi profondes qu'indélébiles: la
révolution démocratique dans les pays arriérés est aussi irréalisable par la
bourgeoisie que par le prolétariat en tant que révolution permanente. Les
conditions économiques du monde, les exigences vitales des masses exploitées,
en plus de la putréfaction du capitalisme comme type de civilisation,
par-dessus le marché, font de toutes mesures non socialistes /les mesures
réactionnaires.
Ce dont la classe ouvrière a besoin
dans n'importe quel pays, c'est d'ériger une barrière infranchissable, un
obstacle social qui l'empêche d* être obligée de se vendre au capital par
"contrat libre", elle et sa progéniture, jusqu'à l'esclavage et la
mort" (Marx).
Il lui faut pouvoir disposer à sa
guise de toute la richesse, instruments de travail et plus-value, aujourd’hui
propriété du capital, et établir comme premier droit de l’homme, le droit de
vivre, travailler et réaliser sa personnalité sans vendre ses facultés de
travail manuel ou intellectuel. Ainsi la société entrera en possession
d'elle-même, sans contradiction avec ses composants individuels, les classes
disparaîtront ainsi que l'aliénation qui, à des degrés divers, comprime ou
fausse les personnes.
Juin 1977 G.Munis.
L'Arme de la critique N°1 - MAI 1985
[Le texte ici présenté a été augmenté
par rapport à celui que “Le Prolétaire" a critiqué. Néanmoins, aucun
changement essentiel n'a été effectué et les thèmes et conceptions critiqués à
l'époque sont tout à fait identiques.]
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