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VI. LES PERSPECTIVES MARXISTES

VI. LES PERSPECTIVES MARXISTES

Dans les vieux pays capitalistes, l'État, la police, les lois, les tribunaux centralisent et représentent les intérêts de l'ensemble des Capitalistes individuels. Dans la Russie stalinienne l'État est l'unique exploiteur; en lui se trouvent centralisées la propriété et l'exploitation de type capitaliste, au même titre que la police, l'armée et les tribunaux. L'apparition d'un régime totalitaire aussi achevé n'entrait pas dans les perspectives de Marx et de Engels, dont le point de départ était le développement du capitalisme, son anéantissement et son dépassement en fonction des nécessités révolutionnaires internes. Leur analyse et leurs perspectives se situant à l'époque où le capitalisme allait atteindre son apogée, ne leur permettaient pas de discerner les traits spécifiques de son déclin. Le développement considérable du mouvement ouvrier, dans les dernières années de leur existence pouvait, en outre, leur faire espérer que le parti révolutionnaire du prolétariat détruirait la société capitaliste au moment où celle-ci cesserait d'avoir une valeur positive pour l'ensemble de l'humanité.
Si Marx et Engels ont quelquefois considéré la révolution socialiste comme inévitable, ils ne l'ont jamais envisagée comme un processus automatique. Cependant leurs affirmations relatives au caractère inéluctable du socialisme ont donné à beaucoup de "marxistes" prétexte à des conceptions mécaniques étrangères à l'esprit révolutionnaire. Au centre de celles-ci est l'idée selon laquelle la centralisation économique demeure un signe d'évolution positive du capitalisme, sinon le commencement du socialisme. Or, l'expérience montre que la concentration du capital, autrefois facteur progressif de l'évolution sociale, revêt un caractère réactionnaire au-delà d'une certaine limite. Cette limite ne saurait être fixée par des chiffres, car elle est co-déterminée par d'autres facteurs, tels le niveau culturel et politique, le degré de liberté idéologique et économique consenti aux masses, et la maturité générale de la société, ce qu'on pourrait appeler "l'âge" du système. Une fois cette limite de progressivité atteinte (et qui pourrait douter qu'elle soit déjà derrière nous ?) la société ne peut plus progresser que par la révolution et, ceci, indépendamment du degré de développement ou de concentration de chaque économie nationale. Sous peine de servitude, l'intervention consciente de l'homme doit rompre l'automatisme de la concentration devenue régressive.
Persister à voir dans la centralisation des moyens de production une évolution positive conduit, au contraire, à la conception déjà critiquée, selon laquelle la disparition de la bourgeoisie en tant que classe possédante et l'étatisation de l'économie constituent, dans la société de transition, la base matérielle d'où surgirait spontanément le communisme, pour peu que les bourgeois ne reparaissent pas. Les "marxistes" qui défendent de telles théories aboutissent tôt ou tard, comme on l'a déjà vu, à admettre que le stalinisme accomplit, par les nationalisations, la tâche essentielle de la révolution ; c'est là passer dans le camp d'en face.
Les perspectives de Marx relatives au développement du capitalisme se sont confirmées dans leurs grandes lignes, mais certains aspects nouveaux sont apparus qui caractérisent l'époque de la décadence de la société capitaliste. En effet, il est aujourd'hui possible d'attribuer une signification historique au capitalisme d'État, la dernière des transformations provoquées par la concentration des capitaux, agissant sur la propriété individuelle comme une loi inhérente au système. Qu'elle provienne du stalinisme, du nazisme, des démocraties occidentales ou du panarabisme avec ses résonances dignes des Philistins bibliques, l'étatisation concrétise et prolonge la tendance générale du capitalisme entrevue par Marx.
Au premier stade du capitalisme moderne, celui de l'économie libérale, la propriété, strictement individuelle, correspondait seulement au capital investi dans l'entreprise. La concurrence était le fait de la lutte entre individus capitalistes, sur un marché si restreint qu'il dépassait rarement l'échelle nationale. Engendrée par le processus même de l'accumulation du capital et par le développement du machinisme, la nécessité d'investir des sommes de plus en plus considérables provoqua l'association des capitalistes individuels et, finalement, l'apparition de la société anonyme, dans laquelle sont investis d'immenses capitaux, provenant d'une multitude de capitalistes individuels, sans que ceux-ci interviennent réellement dans leur gestion.
Au second stade, celui de l'impérialisme, les sociétés anonymes se groupent en trusts et en cartels qui réglementent les prix sur une grande échelle, tout en se livrant une lutte acharnée pour la conquête des marchés et des matières premières. L'État qui, au stade précédent, assurait un équilibre relatif entre les capitalistes, devient, au stade de l'impérialisme, l'agent d'exécution des trusts et cartels, dont les plus puissants s'emploient à s'assurer le contrôle. C'est là le premier signe de décadence de la société capitaliste, dès lors caractérisée par une énorme extension de l'industrie de guerre.
Le troisième stade ou capitalisme d'État est conséquence mécanique du processus antérieur, que les guerres et les contre-révolutions accélèrent. N'importe quel pays arriéré peut y parvenir, mais seulement poussé par des intérêts rétrogrades, tout comme les exigences révolutionnaires mondiales lui permettent d'accéder à la révolution socialiste au même titre que les pays les plus industrialisés. La Révolution russe est inexplicable sans la maturité mondiale des idées et de l'économie, qui aurait permis d'entreprendre le socialisme. Tout aussi bien, mais dans le sens réactionnaire, le stalinisme rejoignit directement le degré maximum de centralisation et d'exploitation capitaliste dans le monde.
A ce troisième stade, les moyens de production ne pouvant pas conserver leur structure par les seuls soins des propriétaires individuels, ils sont mis sous la protection de l'État, le représentant suprême de l'exploitation, "le capitaliste collectif idéal" (Engels), dans lequel vient se concentrer entièrement la propriété. Celle-ci devient propriété indivise des membres de la couche sociale ou caste qui détient le pouvoir politique, à un tel point qu'elle perd- en Russie par exemple - toute relation avec l'investissement direct du capital par des propriétaires individuels. Dans l'ancien capitalisme, à présent disparu presque partout, l'exercice du pouvoir politique était une conséquence de la richesse ; dans le capitalisme d'État, la richesse va d'emblée avec la possession d'une parcelle quelconque du pouvoir politique. Le cercle dominateur tend à se resserrer et à devenir plus despotique que jamais. L'État propriétaire et collecteur de la plus-value distribue celle-ci entre ses serviteurs, ce qui aiguillonne la bassesse envers les groupes les plus haut placés, groupes toujours très restreints. De leur côté les travailleurs vivent plus courbés que jamais par l'esclavage du salariat, qu'impose à son gré l'État, patron unique. L'écart économique entre exploiteurs et exploités, l'arbitraire des uns et l'assujettissement des autres, sont portés à un point jamais atteint. "De plus en plus, le capital apparaît comme une puissance sociale dont le fonctionnaire est le capitalisme." (K.Marx) - Voilà le capitalisme d'État, niveau de dégénérescence de la société actuelle, que les faussaires présentent au prolétariat comme socialisme.
La bourgeoisie, classe de l'apogée du développement du capitalisme, a accompli une fonction historique importante ; il s'agissait et il continue de s'agir, pour les révolutionnaires, d'en finir avec ce capitalisme, son État, ses classes. Faute de quoi, la décadence du système, déjà entamée, ne sera pas l'œuvre d'une classe bien distincte, mais celle de castes ou de bureaucraties dominant l'État et ses terrifiants moyens de répression, qui décomposent la société et la mènent à la barbarie. Il s'agit là d'une des leçons les plus frappantes de l'histoire récente.
Depuis la période de l'entre-deux-guerres, l'involution, ou mouvement rétrograde de la société capitaliste, s'est manifestée de diverses manières : l'une des premières chronologiquement, fut l'apparition d'immenses armées de chômeurs en Europe et aux États-Unis. En Russie, la multiplication des camps de travail forcé était l'équivalent du chômage, et il entraînait l'avilissement de la main-d'œuvre. Aujourd'hui même, en dépit des millions d'hommes mobilisés dans les deux blocs, le chômage n'a pas disparu. Mais le signe le plus brutal de la dégénérescence fut incontestablement la guerre de 1939-45, dont les conséquences réactionnaires apparaissent de plus en plus accablantes : répartition du monde et rivalité entre la Russie et les États-Unis comme chefs de file, occupation militaire de plusieurs nations, disparition ou écartèlement d'autres, économie de guerre endémique, menace thermonucléaire qu'aucun accord entre les deux Empires ne fera disparaître ; une dégradation de la conscience des masses ouvrières et de la société en général, que chaque bloc cultive à sa manière. La paix, ou plus exactement, l'armistice que nous vivons, a vu s'implanter des méthodes d'exploitation si féroces, que le salaire fixe et la journée de huit heures ont disparu presque partout. La paie "à la pièce", que le mouvement ouvrier avait réussi à extirper, reparaît de multiples manières : primes, bonifications, indemnités, que l'organisation du travail, les chaînes et les chronométrages - si ce n'est les machines elles-mêmes - se chargent de perfectionner. Les travailleurs sont ainsi mis devant la nécessité de produire de plus en plus et de faire volontairement des heures supplémentaires, quand ce n'est pas le contrat syndical qui le leur impose.
Il résulte de ces méthodes "scientifiques" de développement du capital dont l'initiative est souvent due à la contre-révolution russe (Note11), une exténuation des travailleurs et un assoupissement intellectuel très utiles à leurs ennemis, en plus de l'abaissement généralisé de la qualité professionnelle inséparable de la technique moderne au service de l'exploitation. La plupart des ouvriers ne sont que des manœuvres attachés a une machine. Les spécialistes eux-mêmes le sont à tel point qu'ils manquent, eux aussi, de métier.
Le rendement croissant des travailleurs et des machines a entraîné une centralisation monstrueuse des instruments de production, c'est-à-dire du capital, qui confère à celui-ci une pernicieuse tyrannie économique et disciplinaire sur la main-d'œuvre. Et tandis que les possédants s'assemblent en Marché Commun en vue d'un Marché International (dans l'autre bloc en COMECON (Note 12) les travailleurs demeurent séparés, non seulement en blocs et en nations, mais à l'intérieur de celles-ci, par branches de production, d'une entreprise à l'autre, d'une catégorie à l'autre, et, dans chaque établissement, ils subissent une surveillance et une réglementation toutes militaires, qui auraient été refusées il y a trente ans comme attentatoire à leur dignité.
Ce contraste entre la liberté de manœuvre du capitalisme et la paralysie du prolétariat est la conséquence en droite ligne du rejet de la révolution mondiale entre 1917 et 1937, les résultats de la dernière guerre aggravant cette conséquence négative. Le gonflement du capitalisme est rigoureusement conditionné, depuis des décennies, en zone orientale aussi bien qu'en zone occidentale, par l'inaction révolutionnaire du prolétariat. De là la nature doublement réactionnaire de l'actuelle super- concentration du capital. Elle était superflue pour le renversement communiste de la société, et elle a mis les exploités dans leur ensemble devant la nécessité de reconstruire pierre à pierre leurs organisations révolutionnaires, alors même qu'ils se trouvent assiégés par un ensemble complexe d'ennemis s'étendant depuis le grand capital privé ou étatique, jusqu'aux partis et syndicats qui parachèvent la structure de l'accumulation élargie.
Au milieu de cette situation si peu exaltante, la tâche historique que le marxisme attribue au prolétariat - la transformation de la société d'exploitation en communisme - revêt la plus grande urgence sociale à l'échelle planétaire. Sans elle, et dans le meilleur des cas, l'humanité se racornira dans un byzantinisme pire que celui qui prolongea la perte de la civilisation gréco-romaine. Mais la récupération de l'esprit combatif et la résurgence d'une situation révolutionnaire ne sauraient être attendues, comme le prétendent certains marxistes qui penchent vers l'automatisme économique, d'une de ces crises cycliques, dites à tort "de surproduction". Celles-ci étaient des secousses qui régularisaient le développement chaotique du système, et non point un effet de son épuisement. Le capitalisme dirigé sait les atténuer ou les esquiver de diverses manières, et par ailleurs, même si l'une d'entre elles se produit, elle n'engendrera à elle seule aucun mouvement révolutionnaire. Sans l'intervention de quelque chose de différent elle pourrait, à l'inverse, favoriser les desseins tortueux des nouveaux réactionnaires, qui attendent leur heure, plans quinquennaux dans leur serviette, et normes de production au poing. La crise générale du capitalisme, c'est son épuisement en tant que système social. Elle consiste, sommairement parlant, en ce que les instruments de production en tant que capital et la distribution des produits, limitée par le salariat, sont devenus incompatibles avec les nécessités humaines, et même avec les possibilités maxima que la technique offre au développement économique. Cette crise-là est insurmontable pour le capitalisme ; l'Occident aussi bien que la Russie l'aggravent jour après jour.
En conséquence, la récupération du prolétariat doit nécessairement provenir d'un vaste ébranlement contre les conditions économiques et politiques que l'accumulation élargie et dirigée du capital a imposées pas à pas depuis l'entre-deux-guerres. On ne peut l'attendre sans une rupture avec le schéma traditionnel des "revendications immédiates" et de la "démarche révolutionnaire". Aujourd'hui, l'immédiat à obtenir, c'est la disparition des primes, des heures supplémentaires et du travail à la pièce, ainsi qu'une importante réduction de la journée de travail, sans que la paie moyenne diminue en aucun cas. La devise générale doit être : moins de travail, plus de paie ! Deuxièmement, il faut attaquer de face la frénétique accumulation du capital, de plus en plus réactionnaire : "Toute augmentation de la production à la classe ouvrière qui la réalise !", réclamation dont la perspective est, non le capitalisme d'État, mais l'organisation du communisme.
Politiquement, la classe ouvrière doit commencer par affirmer son droit à rejeter tout règlement d'usine ou tout contrat de travail, dictés soit par le capital, soit par celui-ci et les syndicats conjointement, c'est-à-dire, son droit souverain de décision directe sur tous ses problèmes et sur tous ses mouvements de grève, par l'intermédiaire de délégués élus et révocables à tous les échelons nécessaires. Enfin, il ne faut pas oublier le droit individuel ou collectif du prolétariat à l'intervention politique aux côtés des travailleurs de tout autre pays. C'est là le chemin de l'unité révolutionnaire européenne et mondiale, opposé à l'unification rétrograde du capital autour de Washington et de Moscou. Les salariés des pays qui conservent certaines libertés démocratiques bourgeoises prendront ainsi le cap de la démocratie prolétarienne et ils pourront contribuer à briser le totalitarisme qui règne dans des pays comme l'Espagne, la Russie, la Chine, l'Egypte, etc.
Ce qui précède suffit pour faire comprendre à quel point le retour du prolétariat au combat pour la révolution mondiale dépend d'un renouveau idéologique. Une période d'insurrection des masses ne peut nullement être le résultat unilatéral ni d'une "crise cyclique", ni même de la crise générale du capitalisme. Si la présence de partis révolutionnaires sains et aptes à soulever l'enthousiasme des meilleurs comme à symboliser l'espérance des opprimés ne se conjugue pas avec cette crise, toute révolte locale échouera sans engendrer de mouvement révolutionnaire international.


(11) Programme du XXIIe Congrès des technocrates russes (juillet 1961) : " ... assurer partout une production et un rendement maxima de la production pour chaque rouble investi (...). Perfectionner constamment le système des salaires et des primes ; contrôler par le rouble la quantité et la qualité du travail; rejeter le nivellement de la rétribution ".
(12) Comité d'Assistance Économique Mutuelle.


 

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